Yves et les Rois Mages

1En cette fête de l’Épiphanie, un parallèle assez éclairant peut sans doute être tenté, sans beaucoup de difficultés, entre la figure des rois mages et celle de saint Yves. Car, les similitudes entre eux sont plus nombreuses qu’on pourrait le croire. Et nous aurions tort de nous arrêter à l’immense fossé culturel qui existe entre leur situation respective du fait des quatre mille kilomètres et des douze siècles qui les séparent ! L’un comme les autres représentent en réalité les grandes constantes de la situation de l’humanité.

2Une différence importante entre les mages et saint Yves.

Des mages, à vrai dire, nous ne savons pas grand chose de certain. Ceci crée en fait d’emblée une considérable différence avec Yves Hélory de Kermartin. De fait, la vie de saint Yves nous est relativement bien connue, au moins dans ses grandes lignes, puisque, dès sa mort, il a été considéré comme un saint par les pauvres de la région, par le clergé, et par l’évêque de Tréguier. On a donc très vite écrit ce qu’on savait de lui.


3S’agissant des mages, au contraire, c’est la tradition, la grande mais aussi et surtout la petite, bien légendaire, qui a complété, assez abondamment, la grande retenue des Evangiles. En effet, des quatre évangélistes, seul Matthieu les mentionne et il ne leur attribue même pas le titre de roi. Celui-ci ne leur a été donné que tardivement. D’une part, en raison des prophéties annonçant la venue des rois de toutes les nations vers la lumière de Jérusalem. 

D’autre part, en raison de la royale munificence de leurs présents et aussi de leur accès assez facile, apparemment, au roi Hérode. C’est également la tradition venue des Évangiles apocryphes qui a fixé à trois leur nombre, par une déduction assez logique tirée des trois cadeaux faits à l’enfant Jésus, en indiquant leurs noms : Gaspar, Melchior et Balthazar. Quant à leurs origines géographiques – Iran, Irak ou Inde – elles n’ont été inventées que pour marquer l’ouverture du Salut aux païens.

5Un premier point commun entre Yves et les mages : l’accueil du Salut dans les ténèbres du péché.

Le premier parallèle entre la vie d’Yves et la quête des mages païens réside dans leur ouverture respective au don du Salut. L’élargissement de la Révélation aux polythéistes contraste en effet avec la fermeture du monde juif qui avait été élu pour la leur apporter. Saint Jean l’a fort bien traduit dans son prologue en écrivant : “La lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne saisissent pas (…)  Il est venu chez les siens et les siens ne l’ont pas reçu.”


6Or les mages attestent l’identité de ce pauvre et fragile Nouveau-né. Leur or parle de Sa royauté, car ce sont les rois qui utilisent de l’or pour frapper la monnaie. Leur encens parle de Sa divinité, car c’est exclusivement aux Dieux que l’on offre de l’encens. Leur myrrhe parle du mystère de Sa mort et de Sa résurrection car, à l’époque on l’utilisait pour embaumer les morts. Qui plus est, les mages se prosternent devant Lui. Or telle doit être l’attitude fondamentale du chrétien. Il ne suffit pas d’aimer Jésus pour être chrétien, ni même de L’écouter, il faut L’adorer.

7Face aux mages, Hérode et les dirigeants juifs se ferment. Hérode, roi non juif, imposé par l’occupant romain, connaît visiblement fort bien l’histoire et l’attente du peuple juif puisqu’il s’enquiert du lieu où devait naître le Messie. Il a tout de suite identifié ce roi des Juifs cherché par les mages. Car, depuis plusieurs années – les recherches historiques l’ont démontré – l’espérance messianique du peuple juif s’était considérablement intensifiée.  Hérode est donc bouleversé. Et tout Jérusalem peut s’agiter avec lui car les prophètes ont annoncé que le Messie, bon pasteur, demanderait des comptes aux mauvais pasteurs qui auraient dû faire paître Son troupeau. Le souci d’Hérode est de connaître avec précision la date de l’apparition de l’étoile ne vise en réalité qu’à préparer l’abominable massacre des Innocents.

8Les dignitaires juifs occupent aussi, ici, une place très symbolique. Intentionnellement, à n’en pas douter, Matthieu reprend exactement les mêmes termes que ceux dont il usera pour le récit de la Passion. Trente ans plus tard, en effet, aux côtés d’Hérode Antipas, le fils de cet Hérode Le Grand ici en scène, se retrouveront “Les chefs, les prêtres et les scribes”, eux mêmes fils des conseillers rassemblés en hâte pour répondre aux mages. Ce sont eux qui, à leur tour, soulèveront la question du lieu de la naissance de Jésus : le Messie ne peut venir de Nazareth puisque le prophète Michée, l’annonce comme venant de Bethléem. Ce sont encore eux qui obtiendront Sa condamnation de Pilate au prétexte qu’Il se dresse contre César en se disant “Roi des Juifs”… exactement la raison pour laquelle Joseph devra fuir avec sa famille en Egypte pour échapper à Hérode.

9Or, à l’époque de saint Yves, toute l’Europe médiévale se veut chrétienne. Pourtant, les souverains, oints par les évêques, se livrent à des guerres fratricides par appétit de pouvoir et goût du lucre. Les mariages arrangés au mépris des sentiments et de la plus élémentaire liberté des personnes sont bénis par l’Église. Du bas clergé jusqu’à certains papes eux-mêmes, en passant par bien des prélats, nombre de clercs n’ont d’autres vocations que l’appétit de jouissance des biens de ce monde. Malgré de notables et admirables exceptions, la collusion du clergé et du pouvoir politique défigure le message de l’Évangile. Le nouveau « Peuple Choisi », acquis par le Sang du Rédempteur, s’est corrompu, comme Israël …

Dans les deux cas, elles furent bien épaisses, les ténèbres dans lesquelles doit briller la Lumière de Dieu ! Heureusement, à chaque époque se sont dressés des hommes et femmes de bonne volonté, honnêtes dans leur quête de justice et de vérité … et exposés à la malice et à la jalousie de ceux que les richesses pervertissent. 

10Une deuxième ressemblance : la position sociale des mages et d’Yves Hélory de Kermartin.

Dans les personnes des mages, ce sont la richesse, la science et la puissance qui rendent hommage au Créateur. Les mages possédaient le savoir et sans doute même le savoir le plus sacré de l’époque : celui des astres. Il inspirait la plupart des grandes religions orientales et même la religion juive s’y intéressait. Les mages possédaient aussi la richesse comme en témoignent leurs cadeaux et leur coûteux voyage. Enfin, ils possédaient la puissance : celle que confèrent la science et la richesse, et peut être même celle de la royauté. S’agenouillent donc devant le Sauveur du monde, devant l’Auteur de tout bien, l’avoir, le savoir, et le pouvoir.

Yves  Hélory, bien que de petite noblesse, jouissait lui aussi des privilèges liés à son rang, notamment, celui d’avoir accès aux plus puissants. Instruit et savant au terme de plus de dix ans d’études poussées, il a été choisi pour rendre la justice au nom de l’Église Catholique qui, à son époque, faisait et défaisait les souverains européens. La grande multitude des clercs, religieux et religieuses, la tumultueuse population étudiante des universités, les veuves, les orphelins, les pauvres dépendent de ses décisions. Toutes les affaires impliquant les considérables possessions de l’Église, les affaires matrimoniales et tous les contrats conclus sous serment, innombrables à cette époque où les analphabètes concluent leurs affaires oralement, relèvent de sa compétence. Comme les mages, Yves est donc savant, riche et puissant.

Mais comme eux, il a choisi de se mettre en marche dans les ténèbres du péché qui suscitent injustices, rancœur et violence pour trouver et suivre le Rédempteur de l’humanité. Renonçant aux biens de ce monde que la compromission avec la richesse et le pouvoir aurait pu lui procurer, il s’est désolidarisé de nombre de ses confrères, tout en entraînant de nombreux autres dans son sillage.

Quel exemple pour notre époque!

11La science doit se rappeler qu’elle ne peut prétendre résoudre tous les problèmes des hommes sans référence à la Révélation. Le second concile du Vatican rappelle que tout homme a le devoir de chercher la vérité et d’y employer toutes ses capacités mais que seule une attitude d’adoration, de respect, et de confiance envers Dieu peut permettre à l’homme d’entrer dans la connaissance de la vérité parce qu’il a besoin de la lumière de la Révélation. De même, la richesse matérielle ou culturelle doit demeurer au service de tous les hommes, ainsi que le pouvoir. Car Dieu les a confiés à l’homme pour le bien de l’homme lui-même et pour la gloire de Dieu.

Bien sûr, ceci vaut pour chacun, car tous, nous détenons quelques parcelles de science, de richesse ou de pouvoir à offrir en présents au Seigneur. 


12Troisième similitude : tous furent des hommes de Dieu qui Le cherchèrent et Le trouvèrent dans la joie.

Une autre similitude qui semble pouvoir être facilement observé entre Yves et les mages découle de leur capacité à discerner la présence de Dieu dans le plus humble. Les mages se sont agenouillés sur la paille sans doute bien malodorante de la crèche. Ils se sont prosternés devant une famille modeste d’un peuple humilié et soumis. Ils ont discerné dans cet enfant la mystérieuse présence de Dieu. Et ils ont dépensé une fortune pour L’honorer. Yves a, en personne, et au prix de tous ses biens propres, accueilli, nourri, hébergé, défendu, soigné, et parfois enterré, les plus pauvres parmi les pauvres parce qu’il reconnaissait en eux le Christ, son Sauveur.

Les uns comme les autres nous enseignent que tout homme de bonne volonté qui cherche Dieu peut le trouver. Car Dieu ne cesse de faire des signes et il appartient à l’homme de les saisir et de les recevoir. Pour cela, il doit se reconnaître pauvre, petit et incapable de se sauver lui-même. Les étoiles ne peuvent briller que dans la nuit. De fait, pour chercher la lumière, il faut souffrir de l’obscurité. 

Or nombre de témoins rapportent que Yves pleurait abondamment son péché et son indignité. La présence de Dieu ne peut se manifester qu’à ceux qui éprouvent le désir. Il faut laisser creuser en soi-même ce désir de Dieu en reconnaissant notre faiblesse et notre péché et en nous rendant profondément compatissants de nos frères dans la souffrance.

La première certitude qu’un signe vient bien de Dieu, c’est la joie, l’exultation qui en résulte. L’Evangile de l’Épiphanie y insiste très volontairement dans le texte grec : “Ils éprouvèrent fortement une très grande joie à la vue de l’étoile”… Allégresse de la Vierge Marie lors de sa rencontre avec Elizabeth, de Jean-Baptiste dans le sein de sa mère, du vieillard Syméon … sous l’action de l’Esprit Saint, toujours !

De la même manière, nombre de témoins au procès de saint Yves attestent avec insistance qu’il était toujours joyeux et d’humeur allègre, difficile à irriter et à attrister, si ce n’est par la mauvaise foi ou la vive conscience qu’il avait du péché, que ce fut le sien ou celui des autres, qu’il dénonçait et absolvait avec une égale ardeur. 

Quatrième parallèle : la confiance dans les moyens choisis par Dieu.

Yves savait tenir son pouvoir d’absoudre les péchés de l’Église, aussi malade, corrompue et infidèle qu’elle ait pu être. Là se tient un ultime point commun entre l’attitude des mages et ce que toute la vie de Saint Yves nous révèle.

La réapparition de l’étoile présente en effet un symbole hautement spirituel. Une fois arrivés à Jérusalem, les mages venus de si loin auraient sans doute pu trouver sans peine la route de Bethléem puisqu’elle n’en est distante que de quelques kilomètres. Mais ils ont accepté de passer à Jérusalem, signe de la transcendance de Dieu, capitale du seul peuple monothéiste de l’époque. Ils acceptés de se renseigner auprès des autorités légitimes, quoique corrompues, dépositaires de l’Alliance entre Dieu et Son peuple. A cause de cela, parce qu’ils ont accepté les médiations qui leur étaient offertes, Dieu est venu à nouveau les guider Lui-même : l’étoile est réapparue ! Yves, lui non plus, n’a jamais renié l’Église, ni rejeté son sacerdoce, bien conscient pourtant des graves manquements d’une grande partie du clergé de son époque à ses devoirs. Il a même défendu avec pugnacité les droits et la liberté de celle-ci contre les empiètements du pouvoir royal puisqu’il disait : «  je me battrai toute ma vie pour la liberté de l’Eglise.» (Témoin 47)

Cette attitude, commune aux mages et à saint Yves, toute faite de cette humilité confiante qui seule permet de s’approcher de Dieu, leur ouvre une nouvelle voie. Avertis en songe, les mages furent invités à retourner chez eux par un autre chemin, sans passer par Jérusalem. Ce songe les invite à changer de route, à ne plus suivre les chemins du monde mais le chemin que Dieu indique. En un mot, c’est un appel à la conversion radicale. 

De la même manière, Yves, touché par la misère de son temps et enflammé par le désir de servir la justice, suivra ce même chemin de conversion jusqu’au plus extrême dépouillement afin de se faire témoin auprès des pauvres de l’amour et de la compassion de Dieu.

14On notera avec intérêt que, dans toutes les illustrations suivantes, les mages et leur escorte sont représentés en costumes contemporains de l’artiste, qu’il ait vécu au Bas ou au Haut Moyen-Âge, ou à la Renaissance. Ceci est d’ailleurs vrai également des représentations en granit sur les calvaires bretons qui ont illustré les articles précédents. La scène se situe d’ailleurs à l’évidence en Europe et pas en Terre Sainte.
Une représentation contemporaine dans le même esprit pourrait donc fort bien mettre en scène trois belles voitures de luxe, garées aux abords d’un ensemble de HLM d’une ville moyenne. Pour adorer un nouveau-né caché sous un escalier, en sortiraient : le PDG d’une grande multinationale représentant l’avoir, un chef d’État représentant le pouvoir, et un célèbre scientifique représentant le savoir. On ne pousserait sans doute pas trop le parallèle en remplaçant les bergers par quelques détenteurs d’emplois précaires, car les bergers de l’époque constituaient une population méprisée et tenue à l’écart du peuple juif qui préférait les savoir dans les collines avoisinantes que dans les rues de la ville… Ils étaient pourtant juifs eux-mêmes …

Le mérite de saint Yves fut là encore de reconnaître en ces mendiants répugnants qu’il accueillait et en ces pauvres gens qui passaient leurs vies sur les routes pour survivre, des membres du peuple élu, des bien-aimés du Seigneur … comme lui !